
Article par :
Julien Collin
Lorsqu’un conflit juridique dérape en raison d’une conduite abusive d’une des parties, les tribunaux peuvent réagir fermement. C’est exactement ce qui s’est produit dans 9407-6379 Québec inc. c. Dufresne, 2023 QCCS 4527, où l’Honorable Sébastien Pierre-Roy, J.C.S., a imposé une sanction exemplaire à une partie ayant multiplié les manquements dans le cadre de l’instance.
Ce jugement est particulièrement instructif pour comprendre l’application concrète de l’article 342 du Code de procédure civile du Québec (C.p.c.), qui autorise l’indemnisation d’une partie lorsque l’autre se comporte de manière déraisonnable ou vexatoire dans le cadre du déroulement du dossier judiciaire.
Un conflit qui ne date pas d’hier
Le litige trouve son origine à North Hatley, au bord du lac Massawippi. Dès 1902, une servitude est créée pour donner accès au lac aux propriétaires d’un ensemble de lots. Cette servitude inclut explicitement le droit d’ériger une cabane à bateau (« boat house ») pour un usage commun, et dont le caractère réel et non personnel avait déjà été confirmée par la Cour d’appel en 2000 dans le cadre d’un litige impliquant les auteurs des parties.
En 2019, la société 9407-6379 Québec inc. acquiert l’un des terrains riverains, grevé par cette servitude. Dès son achat, son représentant, M. Derek Vago, s’empresse de remettre en question les droits historiques de ses voisins. Il conteste la validité de la servitude, affirme qu’elle est éteinte, et tente d’en restreindre la portée et d’interdire l’utilisation d’un quai qui y est attaché depuis plus d’un siècle.
La preuve présente un tout autre tableau : depuis au moins 1914, les propriétaires bénéficiaires utilisent un quai, entretiennent une petite cabane (la « bicoque ») et accèdent au lac pour des activités nautiques. Pour le juge Pierre-Roy, dans ce contexte bien précis, le droit d’utiliser un quai est un accessoire indispensable à la jouissance de la servitude telle qu’établie.
Le dérapage de la stratégie judiciaire
Plus que le litige foncier, c’est le comportement de M. Vago et de la société 9407-6379 qui retient l’attention du Tribunal. Dans les paragraphes 124 à 198 du jugement, le juge dresse un portrait accablant de ces derniers : refus de collaborer, gestes d’intimidation, fausses déclarations, obstruction au déroulement de la preuve et, pire encore, démantèlement unilatéral du quai litigieux.
Le juge conclut que 9407-6379 Québec inc. et son représentant M. Vago ont non seulement manqué à leurs obligations d’agir de façon diligente, mais a carrément abusé du processus judiciaire pour tenter d’étouffer les droits des voisins bénéficiant de la servitude. Le tribunal décide ainsi d’appliquer les dispositions de l’article 342 C.p.c. et de condamner 9407-6379 Québec inc. à verser 20 000 $ aux défendeurs pour compenser une partie des coûts engendrés par cette conduite, dénoncer le comportement et lancer un appel clair aux justiciables à la collaboration dans le cadre du processus judiciaire.
Des notions qui n’ont rien de nouveau
Les tribunaux n’ont pas hésité à se prévaloir des dispositions de l’article 342 C.p.c. depuis son entrée en vigueur. Notamment, l’arrêt Biron c. 150 Marchand Holdings inc., 2020 QCCA 1537, rappelle que l’acharnement judiciaire, même en l’absence de mauvaise foi explicite, peut entraîner une sanction. Dans une autre affaire, à savoir Chicoine c. Vessia, 2023 QCCA 582, le tribunal se penche sur le comportement d’une partie ayant multiplié les mesures dilatoires dans une stratégie d’usure, ce que la Cour d’appel a sanctionné.
Dans la présente décision, la Cour supérieure va au bout de la logique : elle applique concrètement l’esprit de ces arrêts et rappelle qu’on ne plaide pas à tout prix, mais dans les limites de la loyauté et de la collaboration judiciaire.
Une mise en garde pour les justiciables
Ce jugement n’est pas seulement une leçon pour les juristes : il est un avertissement pour toute personne tentée d’utiliser les tribunaux comme levier de pression dans un conflit personnel. La justice n’est pas un champ de bataille. Elle repose sur le respect mutuel, l’objectivité et la bonne foi.
Ainsi, l’affaire 9407-6379 Québec inc. c. Dufresne précise que les droits doivent être exercés avec responsabilité. Une servitude centenaire, un simple quai sur un lac, et une attitude procédurale désastreuse ont suffi à transformer un litige immobilier relativement simple sur le plan factuel en leçon de justice à savoir que les dérapages judiciaires ont un prix.