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Immigration

Quand la loi reste la même, mais que tout change : l’influence politique sur la gestion de l’immigration au Canada

29 juillet 2025

Benaïssa, Lilia

Article par :
Lilia Benaïssa

Le régime d’immigration canadien repose sur une architecture législative et réglementaire stable en apparence, structurée autour de deux instruments : la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR) et son règlement d’application (RIPR). La LIPR fixe les objectifs et les fondements du régime, tandis que le RIPR en précise les modalités concrètes : admissibilité, statuts, traitement des demandes, obligations, etc.

Ce dispositif vise à assurer un équilibre entre stabilité juridique et adaptabilité administrative. La LIPR change peu, affirmant la constance des principes, alors que le RIPR permet des ajustements techniques. Ensemble, ils sont censés garantir un cadre tant efficace que prévisible et, somme toute, conforme à la primauté du droit.

Une stabilité formelle apparente

En pratique, cette stabilité textuelle masque une réalité bien plus fluide. Depuis l’entrée en vigueur de la LIPR en 2002, la gouvernance migratoire canadienne repose largement sur une latitude administrative étendue. Pouvoirs discrétionnaires, instructions ministérielles, lignes directrices, politiques internes et programmes pilotes jouent un rôle central dans la gestion quotidienne des dossiers. Ces instruments, non codifiés dans la loi, influencent concrètement les décisions et orientations administratives, révélant un système où la souplesse d’exécution prime sur la rigueur normative, au prix d’une prévisibilité affaiblie et d’une transparence amoindrie.

Le pouvoir discrétionnaire

Au cœur de cette dynamique se trouve le pouvoir discrétionnaire, exercé à deux niveaux. Le pouvoir ministériel permet d’orienter la politique sans réforme législative, par l’adoption de nouvelles politiques ou programmes notamment. Le pouvoir individuel, lui, permet aux agents de moduler leurs décisions en fonction des circonstances propres à chaque dossier. Conçu pour permettre l’adaptation, ce pouvoir est devenu un levier central de la mise en œuvre du régime. Il autorise des réinterprétations fluctuantes des critères d’admissibilité, sans modification des textes. Un même dossier peut ainsi être accepté ou refusé selon le contexte politique ou l’agent en charge.

Durcissement sans réforme

Depuis 2023, cette tendance s’est intensifiée. Sans réforme formelle de la LIPR ou du RIPR, l’administration utilise le pouvoir discrétionnaire pour appliquer des objectifs politiques ponctuels : réduction des volumes, désengorgement des systèmes, ou gestion de l’opinion publique. À l’échelle globale, cette orientation se traduit par des suspensions ou fermetures de programmes sans préavis, l’annulation soudaine de politiques d’intérêt public ou l’introduction de restrictions nouvelles, parfois sans consultation.

Parallèlement, les agents de traitement adaptent également leurs pratiques. Les critères d’éligibilité, pourtant inchangés, sont appliqués avec plus de sévérité, rendant les décisions moins cohérentes et plus imprévisibles.

Des refus qui se multiplient

Ce glissement est particulièrement manifeste dans le traitement des permis de travail, dont les taux de refus ont fortement augmenté depuis 2024. Par exemple, des demandes fondées sur une EIMT favorable sont désormais rejetées en invoquant un salaire jugé insuffisant, même s’il est conforme aux grilles officielles. D’autres sont refusées pour manque de qualifications professionnelles, bien que celles-ci aient été reconnues par des instances provinciales.

Même constat pour les visas de résident temporaire (VRT) : une approche auparavant souple a cédé la place à une logique de refus. Les motifs invoqués sont souvent vagues ou génériques, comme un « non-respect des critères », sans justification précise, même lorsque les dossiers présentent des preuves solides. L’exemple d’un homme refusé à plusieurs reprises alors qu’il souhaitait rendre visite à sa sœur unique gravement malade en est un triste symbole : l’administration a jugé que son objectif, rendre visite à un proche en fin de vie, n’était pas compatible avec un séjour temporaire, ni une dépense raisonnable.

En définitive, ce ne sont pas les critères d’éligibilité qui ont changé, mais leur interprétation et leur application, désormais orientées de manière défavorable. Des demandes similaires à celles acceptées auparavant sont aujourd’hui rejetées, et les motifs de refus, souvent vagues ou subjectifs, rendent les décisions difficilement contestables en raison de l’ampleur du pouvoir discrétionnaire. S’y ajoute l’abandon d’une culture administrative autrefois plus équitable : alors qu’il était courant d’accorder des délais pour permettre aux administrés de compléter leur dossier, les refus actuels surviennent de manière imprévisible, tant sur le fond que sur la forme, sans préavis ni possibilité de correction. Cette évolution laisse transparaître une volonté administrative implicite, alignée sur des priorités politiques actuelles visant à restreindre l’accès à l’immigration.

Une politique en action sous couvert de droit

Ces décisions, rendues sous un cadre juridique inchangé, illustrent l’ampleur de la latitude accordée à l’administration. La même loi peut ainsi produire des effets diamétralement opposés, selon les priorités politiques du moment. Ce phénomène, particulièrement troublant, avait d’ailleurs déjà été documenté en 2022 par les auteurs Delisle et Nakache (2022), dans une étude sur les demandes de résidence permanente fondées sur des considérations humanitaires. Ils rapportaient notamment les propos d’un agent d’immigration : « Ce qui est surprenant – et profondément préoccupant – c’est l’augmentation marquée des taux de refus, pour des raisons qui demeurent obscures. On peut émettre l’hypothèse que cette hausse est liée aux cibles d’admission du Canada. En fait, un agent a évoqué ces cibles comme cause de refus plus fréquents, déclarant : « Ce sont les circonstances […]. Je suis désolé si cela semble cynique, mais c’est la réalité. » (Traduit de l’anglais).

Vers une gouvernance discrétionnaire du droit

Le recours généralisé au pouvoir discrétionnaire transforme ainsi la loi en toile de fond, derrière laquelle se déploient des choix politiques peu visibles et pourtant déterminants et difficilement contestables. Les administrés ne sont plus évalués uniquement à la lumière des normes écrites, mais doivent aussi deviner les attentes implicites, s’adapter à des critères mouvants et naviguer dans un système politique instable. La conformité aux règles ne suffit plus : il faut aussi anticiper l’interprétation politique qui en sera faite.

Ce basculement vers une normativité discrétionnaire soulève une question démocratique majeure. En permettant à l’exécutif de remodeler profondément la politique migratoire sans passer par le Parlement, il affaiblit la légitimité du droit et brouille les repères normatifs. Le pouvoir discrétionnaire devient un levier de gestion politique, qui transforme le droit en un outil de contingence plutôt qu’un cadre de protection. Sous des dehors juridiques stables, la politique trace désormais les contours réels de l’accès au territoire. Comprendre cette réalité – ses règles écrites, mais aussi ses usages implicites – est aujourd’hui essentiel pour tout administré ou praticien souhaitant défendre efficacement un dossier.