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Québec municipal

Quand l’adjudication partielle a pour effet de changer l’identité du plus bas soumissionnaire

Par : Tanguay, Yanick

21 septembre 2023

Une municipalité peut-elle légalement soustraire des « prix séparés » contenus aux soumissions reçues pour déterminer le soumissionnaire le plus bas lorsque l’ensemble des soumissions reçues dépassaient sa limite budgétaire ?

Voilà la question centrale que l’honorable Pierre Dallaire J.C.S. a tranchée le 21 novembre 2019 dans l’affaire Constructech ML inc. c. Ville de Mont-Laurier1.

Dans cette affaire, la demanderesse, Constructech ML inc., recherche la responsabilité de la Ville de Mont-Laurier parce qu’elle a octroyé un contrat pour la rénovation de son centre sportif à Groupe Piché Construction inc. ayant pourtant déposé une soumission dont le montant global était le deuxième plus bas. C’est Constructech qui avait présenté la soumission au montant le plus bas.

La Ville avait toutefois prévu à ses documents d’appel d’offres l’exigence pour les soumissionnaires de soumettre des « prix séparés » pour certains travaux. La Ville disposait d’une limite budgétaire qu’elle devait strictement respecter en raison de l’octroi par le gouvernement provincial d’une subvention et en raison du règlement d’emprunt qu’elle avait adopté.

C’est exactement ce qui s’est produit : Constructech et Piché déposent tous les deux des soumissions trop élevées pour la limite budgétaire de la Ville, de sorte qu’elle ne peut octroyer le contrat ni à l’un ni à l’autre.

La Ville procède donc à l’exercice de soustraire des soumissions les « prix séparés ». Pour reprendre les termes du juge Dallaire : « C’est là que la situation se gâte de façon radicale. »2

En effet, en soustrayant les « prix séparés », c’est Piché qui devient le plus bas soumissionnaire.

Le problème en l’espèce réside essentiellement dans le fait que les documents d’appel d’offres ne mentionnent pas à quoi allaient servir les « prix séparés ».

Dans ce contexte, la Cour n’est nullement surprise que Constructech propose que le contrat aurait dû lui être accordé sur la base du fait que son prix global est le plus bas et donc qu’elle est le plus bas soumissionnaire conforme.

La Ville ne pouvant procéder à un nouvel appel d’offres ou l’annuler, compte tenu du délai péremptoire assorti à la subvention, elle se retrouvait devant l’unique solution de soustraire les « prix séparés ».

La Cour valide cette solution retenue par la Ville :

« [126] Pour le Tribunal, il ne fait aucun doute que l’inclusion de « prix séparés » dans les documents d’appel d’offres permettait à la Ville, comme c’était d’ailleurs son intention[34] en prévoyant ces prix séparés, de se servir de ces prix séparés pour diminuer les soumissions et les ramener à l’intérieur des limites budgétaires.

[127] En effet, la preuve révèle que c’était là, dans cet appel d’offres, la raison d’être de ces prix séparés.

[128] Il est vrai qu’il aurait été souhaitable qu’une note soit ajoutée aux documents d’appel d’offres pour préciser en autant de mots que c’est ce que la Ville entendait faire. C’est d’ailleurs la leçon que la Ville et l’architecte ont retenue de cette mésaventure.[35] [129] Toutefois, l’imprécision ou le manque de clarté dans les documents d’appel d’offres, constaté par tous, n’enlèvent pas pour autant à la Ville l’outil qui consiste à avoir spécifiquement prévu des « prix séparés » qui doivent avoir un sens ou une raison d’être. »

En effet, pour la Cour l’exercice de la soustraction des « prix séparés » n’a pas eu pour effet d’affecter le principe bien connu de l’égalité entre les soumissionnaires :

« [159] Il est vrai que la Ville a œuvré dans un contexte où les documents d’appel d’offres n’étaient pas aussi clairs qu’on pourrait le souhaiter.

[160] Toutefois, ceci n’a pas mené ici à un traitement discriminatoire ou inégal des soumissionnaires, ce qui serait un manquement à un devoir ou la violation d’une norme de conduite au sens de la décision mentionnée plus haut[40].

[161] Au contraire, la preuve non contredite révèle que tous les soumissionnaires ont été assujettis à l’application de la même règle en ce qui concerne l’utilisation des prix séparés #1 et #2, de façon égale et sans discrimination. »

À tout événement, la Cour conclut que Constructech n’aurait jamais pu obtenir légalement le contrat, car le prix global était trop élevé.

Ainsi, lorsque les circonstances particulières se présentent, les municipalités du Québec peuvent adjuger partiellement un contrat dans la mesure où cela n’affecte pas l’égalité entre les soumissionnaires3. Il ne fait aucun doute que la municipalité prudente et avisée prévoira un mécanisme de « prix séparés » à ses documents d’appel d’offres et indiquera l’objectif visé.


1 Constructech ML inc. c. Ville de Mont-Laurier, 2019 QCCS 4891
2 Ibid., par. 29
3 Voir également l’affaire Union des carrières et pavages ltée c. Ville de Charlesbourg, C.S. Québec, no. 200-05-001660-898, 10 août 1989, j. Goodwin, citée par le juge Dallaire, sans forcément l’appliquer. Dans cette affaire, la Ville avait soustrait certains travaux parce que le budget n’était pas respecté sans pour autant qu’une clause de « prix séparés » soit prévue aux documents d’appel d’offres. Il y avait également eu interversion entre les soumissionnaires. Le juge Goodwin avait conclu qu’il « n’avait pas été démontré que la décision de la Ville était discriminatoire ou arbitraire ou constituait un morcellement de travaux qui aurait eu pour but de favoriser un soumissionnaire aux dépens de l’autre ».